Une photographie spontanée ?

 

Un récit de fiction peut être tout à fait vraisemblable et il arrive – Hume l’avait déjà souligné – qu’un même récit soit lu par les uns comme un roman et par les autres comme un témoignage ou un document véridiques. La différence entre fiction et réalité (plus précisément entre le récit de fiction et le récit qui rend compte d’une réalité) ne tient donc pas à la nature même du récit mais à la posture mentale adoptée par le lecteur (ou l’auditeur, ou le spectateur).
« Récits de fiction et représentations partagées », François Flahault, L’Homme, 175-176 | 2005, 37-55.

Au sortir du premier confinement, j’accompagne un ami en Haute-Saône chercher du matériel d’occasion acheté sur leboncoin. Le propriétaire du Bar, Tabac, Dépôt de Pain, Jeux de grattage, Loto, Presse, Relais postal et autres “multiples services“ d’un petit village prend sa retraite et se débarrasse à bas prix de tout ce qu’il peut.

Pendant qu’ils discutent du matériel, j’observe derrière le bar des photographies de la région qui datent d’avant la seconde guerre : des bûcherons posent fièrement, à califourchon sur un immense frêne qu’ils ont abattu ; un débardeur utilise un cheval de trait pour le transport de troncs ; deux hommes posent à côté d’une meule à aiguiser actionnée par une manivelle, installée entre deux arbres en pleine forêt. Ces images saisissantes semblent immuables.

Je pose quelques questions sur leur provenance, il évoque l’un de ses grands-pères amateur de photographie, la disparition de nombreux métiers, les conséquences du déboisement sur l’érosion des sols, l’impact sur la faune…

Lorsqu’il était adolescent il y eut un éboulement proche d’un ancien site minier de plomb argentifère sur lequel, avec son frère et un ami, ils avaient l’habitude de s’aventurer, rêvant d’un trésor.

Ils remarquèrent l’entrée béante d’une caverne à flanc de montagne, difficile d’accès sans corde. Bouchée jusqu’à aujourd’hui par un amoncellement de rochers, ceux-ci avaient continué leur course quelques dizaines de mètres plus bas.

Le lendemain ils y descendirent en rappel. La cavité était assez haute, mais profonde de trois ou quatre mètres seulement. Ils fouillèrent le sol à l’aide de bâtons, inspectèrent les parois à la recherche de grains et de pépites. Son frère a été le premier à remarquer sur celle du fond, plane et quasi verticale, ce qui ressemblait à un dessin dans des nuances claires sur fond d’un bleu indigo envoûtant. Il leur sembla reconnaitre plusieurs arbres, sans faîtes, mais aux racines bien dessinées. Après une observation attentive, fascinés par la précision des détails, excluant que ça puisse être le résultat de simples infiltrations, car certaines ramifications remontaient vers le haut, ils comprirent qu’il s’agissait d’une image renversée. Ce qu’ils avaient pris pour des racines était en réalité des branches. Il était même possible de distinguer dans l’arrière plan la silhouette précise de la chaine de montagnes qui se situe à quelques kilomètres, parfaitement visible de là. Ils rentrèrent au village décrire leur découverte.

Lorsque quelques jours plus tard, non sans difficulté, ils parvinrent à décider quelques adultes à les accompagner, la paroi s’était beaucoup assombrie, l’image était devenue trop peu lisible pour arriver à les convaincre. Quelques photographies furent réalisées, mais on évoqua surtout Lourdes, on se moqua d’eux gentiment.

Ce ne sont pas des ouvriers, comme dans la scène du percement du métro dans le film Roma de Federico Fellini, qui provoquent involontairement la destruction de la fresque, mais un éboulement. Celle-ci ne part pas en poussière à cause de l’air saturé d’éléments chimiques, mais exposée à la lumière elle disparait en s’assombrissant, perdant peu à peu son contraste.

Tous les trois, près de cinquante ans plus tard, sont convaincus de n’avoir pas vécu une hallucination.

Il n’y a plus d’arbre aujourd’hui sur ce flanc de montagne. Il semblerait qu’il ait été totalement déboisé dès la fin du Moyen Âge par les verriers qui surexploitaient les forêts de la région pour alimenter leurs fours.

Les conditions auraient-elles pu être réunies pour qu’une photographie “spontanée“ apparaisse sur cette paroi ? Il n’est pas inimaginable qu’à la suite d’un éboulement une fine ouverture ait joué le rôle de trou optique avant de s’obturer complètement. Ce phénomène par lequel de la lumière est transformée en image est connu depuis longtemps.

La lune cornée, c’est-à-dire le chlorure d’argent, fut découverte en Europe à l’époque de la Renaissance par des alchimistes. Lorsqu’il est exposé au soleil, ou à la lumière diffuse, ce composé se colore dans des tons de bleu foncé. On en trouve dans des affleurements de filons d’argent à l’état naturel, sous la forme d’une poudre amorphe et peu soluble, blanchâtre avant qu’elle ne soit exposée à la lumière.

Septembre 2021