Rouleaux de films argentiques 120 noir et blanc percés à l'aide d'une lentille biconvexe de grand diamètre

Films Persée

Comment Persée parviendra-t-il à décapiter Méduse et à s’approprier sa tête ?…/… Comment voir ce dont on ne peut soutenir la vue, le voir sans le regarder et sans tomber sous son regard ? Comment, pour exorciser, sinon la mort, du moins la terreur qu’elle inspire, s’en rendre maître en la représentant, en figurant sur des images les traits d’un monstre dont l’horreur déjoue toute tentative de figuration ? En d’autres termes, comment donner à voir, pour les mettre à son service, et les tourner contre ses ennemis, la face impossible à voir, l’œil interdit au regard ?
L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Jean-Pierre Vernant, Gallimard, 1989, p. 122

Dans l’optique de ré-inventer une machine photographique primitive, abstraite1, ouverte et non saturée par les automatismes2, imaginant un sujet photographique rudimentaire, j’élabore un processus : je réduis la machine à une simple lentille bi-convexe et un support photosensible, et je prends pour sujet le soleil.

Nicéphore Niepce a nommé son invention héliographie3. Il n’a pas créé le mot qui existe depuis 1802 et signifie étymologiquement “description du soleil”. Celui de photographie4 ne serait apparu en France, selon les historiens, que 12 ans après le Point de vue du Gras, lors du discours de François Arago à l’Académie des sciences en 1839. Le soleil est à la fois la condition sine qua non de l’invention et son sujet fondamental. Il ne peut être regardé en face, au risque de subir une brûlure irrémédiable de la cornée. Excepté lorsqu’il est couchant ou à l’occasion d’éclipses, les photographes — les machines, supports et capteurs photographiques — préfèrent l’éviter.

À l’aide d’une lentille bi-convexe je concentre les rayons du soleil sur des rouleaux de films 120 et 620 que je brûle. Après les avoir ainsi percés, je les développe puis réalise différents objets : des contacts, des tirages, des animations vidéo, des sculptures.

Les images produites sont démesurées, extrêmes, elles vont jusqu’à la brûlure, la destruction du support. Elles signalent l’incapacité, les limites de celui-ci. Lors de l’opération, a lieu un véritable bouleversement des grains d’argent en suspension dans l’épaisseur de la couche gélatineuse. Les images sont à la fois celles de la chaleur et de la lumière : le soleil devient un trou, une absence ; sont inscrites dans la matière les traces laissées par les raies de lumière. Tout cela témoigne de la fureur de la rencontre.

Si l’on considère le rouleau dans son intégralité, l’image obtenue dans les différentes strates est à la fois composite et ininterrompue, en volume.

J’ai initialement réalisé des essais avec plusieurs feuilles de papier sensible superposées, que je brûlais de la même façon, à l’aide d’une simple lentille. Les images, directement apparentes par le phénomène du noircissement direct, étaient assez douces. Elles ne montraient pas aussi clairement l’intensité de l’événement.

Lors du développement du tout premier film percé, une fois celui-ci fixé et avant même de le rincer, l’ayant sorti de la cuve pour découvrir le résultat après avoir rallumé la lampe du laboratoire, je fus fortement surpris. Je ne m’attendais à rien d’autre que quelques traces évanescentes, et il y avait de l’image, ardente.

Dans L’incrédulité de saint Thomas, peint par Le Caravage vers 1603, on voit le Christ écarter d’une main le vêtement de son côté, rendant ainsi accessible sa plaie, la mettant en lumière. Ce geste annonce l’esblouissement que va vivre Thomas.

En argentique, les photographes attendent pour voir le résultat. Mais ils attendent en réalité de vérifier plus que de voir, ils ne sont pas incrédules. Mais lorsque l’on agit sans concession, que l’on s’est détourné en quelques sortes du résultat, ou peut-être lorsque l’on espère, sans y croire, qu’il pourrait y avoir quelque-chose, dont on ignore tout, plutôt que rien, ce que l’on découvre prend aussitôt une toute autre dimension. L’imprévisible. Nul besoin d’être chrétien, de vénérer Râ, Apollon ou Huitzilopochtli pour savoir qu’a eu lieu un acte magique, admirable.

Septembre 2007

1- Dans une machine abstraite, les différentes pièces ou les ensembles de pièces accomplissent une seule fonction. Ceci pose d’ailleurs parfois des problèmes de compatibilité entre elles (échauffements, vibrations, etc.).
2 – “En fait, l’automatisme est un assez bas degré de perfection […] Le véritable perfectionnement des machines, celui dont on peut dire qu’il élève le degré de technicité, correspond non pas à un accroissement de l’automatisme, mais au contraire, au fait que le fonctionnement d’une machine recèle une certaine marge d’indétermination. C’est celle-ci qui permet à la machine d’être sensible à une information extérieure.” Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 1989, p. 11.
3 – CNRTL : Héliographie. Étymol. et Hist. 1802 “description du soleil” (S. Flick, Nouveau dictionnaire françois-allemand et allemand-françois d’apr. FEW t. 4, p. 399a).1829 “procédé photographique” (Niepce, Notice sur l’héliographie, Chalon-sur-Saône d’apr. Gde Encyclop. t. 24, p. 1080).
4 – Hélios est un dieu grec, frère de l’Aurore (Éos) et de la Lune (Séléné). Le préfixe photo provient de la racine grecque φωτoς, photos : lumière, clarté. On trouve employés les termes photograph, photography et photographic en 1839 dans les échanges entre Sir John Herschel et William Henry Fox Talbot. Celui de photographie serait apparu en France la même année, lors du discours de François Arago à l’Académie des sciences, 12 ans donc après la première héliographie de Niepce. En 1839, le dieu grec qui avait déjà été en partie éclipsé dans l’Iliade par les jeunes Olympiens au VIIIe siècle av. J.-C., pour émerger à nouveau vers la fin de l’Antiquité, est alors détrôné au profit de photo, l’énergie qu’il n’est plus le seul à produire, entrainant avec lui Nicéphore Niépce dans son limbe. Louis Daguerre triomphait seul à l’Académie, et dans les livres d’histoire durant plusieurs décennies.

Rouleaux de film 120 brûlés non développés

Perçage d’un rouleau de film argentique à l’aide d’une lentille de petit diamètre (durée : 24 sec)

Film Persée n°2 complet brut, 1997

Film Persée n°2 complet inversé, 1997

Film Persée n°2 / Projet d’installation

Film Persée n°4 / Détail

Film Persée n°4 / Détail

Film Persée n°4 / Détail

Film Persée n°4 / Détail

Film Persée n°4 / Détail

Film Persée n°2 / Animation (durée : 1 mn 20 sec)