Dépouiller l’appareil
En 1843, un an avant The Pencil of Nature de William Henry Fox Talbot, la botaniste Anna Atkins commence la publication des British Algae : Cyanotype Impressions, un herbier qui est le premier livre de botanique illustré par des photographies, et le premier fascicule publié incluant des photogrammes. Le procédé cyanotype qu’elle utilise a été élaboré l’année précédente par l’astronome Sir John Frederick William Herschel.
László Moholy-Nagy écrit près d’un siècle plus tard, en 1928 :
Si […] l’enregistrement de l’apparence des objets était la mission essentielle de la photographie, nous serions bien contraints de nous satisfaire de cette photographie plate, grise, pauvre en lumière et vouée au mimétique.
[…] Ainsi cette connaissance fondamentale, la plus élémentaire, conserve-t-elle son entière validité dans les photographies réalisées sans appareil, c’est-à-dire là où l’on parvient à exploiter à des fins créatrices l’essentiel du procédé photographique : la capacité du support à être photosensible.
C’est Lucia Moholy née Lucia Schulz, son épouse, qui l’a initié à la photographie. Elle est l’auteure en 1939, en anglais, de A Hundred Years of Photography, 1839-1939, une histoire du médium. En 1972, elle publie Moholy-Nagy Notes, dans lequel elle écrit sur l’étroite collaboration avec son ancien mari, et sur ses tentatives pour reprendre possession de ses œuvres. Dans les nombreux ouvrages publiés sur le Bauhaus, elle est très rarement créditée pour son travail, qui est principalement attribué à László Moholy-Nagy et à Walter Gropius.
László Moholy-Nagy ne presse plus les objets sous une plaque de verre pour en obtenir les détails les plus précis possible. Il choisit au contraire des objets volumineux et de s’affranchir de la mimèsis. La sculpture Le Modulateur-espace-lumière, qui met en forme et en mouvement la lumière projetée sur les différentes surfaces de la pièce dans laquelle elle est actionnée, marque l’aboutissement de ses expérimentations artistiques des années 1920.
On lit parfois que Moholy-Nagy et Man Ray se sont libérés de l’appareil photographique. Moholy-Nagy parle lui-même de photographie sans appareil. Mais Moholy-Nagy et Man Ray ne sont-ils pas entrés à l’intérieur d’un appareil composite : le laboratoire qui renferme alors le photographe, le sujet, le support, la lumière, la chimie ?
Ils rentrent dans le laboratoire main nue, sans film à développer, comme on pénétrait au XVIe siècle dans la Maison de thé de Sen no Rikyû (千利休), sans sabre et avec détachement.
Le Président Directeur Général de DXOmark, Frédéric Guichard, dans une conférence sur L’appareil Photo du futur à l’Académie des sciences en 2015, explique très simplement l’orientation prise par les ingénieurs qui conçoivent aujourd’hui les appareils photo et algorithmes des smartphones. Pour pallier au retard de déclenchement inhérent à cette technologie, des images sont enregistrées en continu, subrepticement. Lorsque nous “déclenchons“, une seule d’entre elles s’affiche, réalisée en réalité… avant l’acte. Aussi, a-t-elle été soigneusement sélectionnée par des algorithmes qui ont été conçus en fonction de ce que l’on pense que nous avons envie de voir. Et ceci n’est qu’un seul exemple parmi la multitude d’autres technologies qui alimentent notre consommation d’images.
Cette courte description d’une technologie développée pour les smartphones rappelle à mon souvenir l’histoire de Mary Jane Kelly, une fille galante également connue sous le nom de Marie Jeanette Kelly, Fair Emma, Ginger, Dark Mary et Black Mary, qui aurait été la dernière victime de Jack l’Éventreur, le 9 novembre 1888 à Londres. La police réalise des photographies de ses rétines dans le but d’y découvrir le visage de l’assassin. On espère beaucoup de l’optographie à la fin du XIXe siècle, une méthode découverte par le professeur de physiologie allemand Wilhelm Friedrich Kühne pour identifier les assassins, qui consiste à prélever la rétine d’un oeil de la victime, afin de conserver au moyen de substances chimique la dernière image stockée dans celui-ci.
Lorsque la lumière touche la rétine, tout un processus chimique, puis électrique s’enclenche. Lorsqu’elle atteint un capteur photographique électronique, se produit un effet photoélectrique qui permet aux photons d’arracher des électrons à chaque photosite, etc. Lorsque les sels d’argents qui sont en suspension dans l’épaisseur de la couche gélatineuse d’un support argentique sont soumis à une image projetée, les photons incidents produisent, à la surface des grains, des électrons qui réagissent avec les ions, etc.
Dans ces trois exemples la lumière entraine des migrations et produit des rencontres.
Dans L’invention dans les techniques, Gilbert Simondon défini la véritable machine comme autonome à la fois pour l’alimentation et pour l’information pendant son fonctionnement, l’information étant fournie de manière massée avant le fonctionnement.1 L’univers tout entier serait donc une formidable machine photographique.
Tout autour de nous on peut observer, nombreux, les mouvements provoqués par la lumière :
Sur le rebord de la fenêtre, dans une assiette recouverte de quelques couches de papier essuie-tout que l’on garde humide, des dizaines de graines germées aux tiges parallèles viennent buter sur la vitre.
L’hiver, la neige dessine plusieurs jours durant l’ombre de la maison, celle des arbres et de la Renault 14 bleue. Embusquée dans un vallon, le soleil n’atteint directement la propriété que deux ou trois heures tout au plus par jour. Il fait fondre la neige sur son passage ; celle qu’il ne touche pas directement reste intacte.
À la tombée du jour, quand les réverbères s’allument, les insectes qui les confondent avec les astres dont ils se servent pour s’orienter tournoient autour jusqu’à épuisement. On observe la chorégraphie des chauve-souris et des crapauds qui viennent se sustenter.
J’avais pour projet de consigner dans un cahier chaque événement, chaque mouvement occasionné par la lumière. Puis, face à l’ampleur de la tâche, d’ailleurs interminable, je me suis dit que je le ferai occasionnellement à partir de mes lectures.
L’hirondelle qui darde son vol, l’exterminatrice d’insectes, la voyageuse d’automne en route vers le sud, mais qui revient vers le nord au début du printemps, Le gars de la campagne à la chute du jour conduisant le troupeau de vaches et criant après elles comme elles s’attardent à brouter au bord de la route.
Notre antique feuillage, Feuilles D’herbe, Walt Withman, Grasset, 1989
Un soir, dessous la lampe, nous fûmes envahis par des fourmis volantes. Elles sentaient très mauvais. Je senti chez lui un léger agacement. Les fourmis attirées par la lampe la recouvraient par vagues, puis tombaient en grappes pour errer folles à travers la Doum.
Texaco, Patrick Chamoiseau, Gallimard, 1992
En face le soleil déclinait, presque rouge déjà. Les enfants achevaient leurs jeux. L’air fraîchissait. Le soir tombait comme il tombe en Guinée – d’un coup.
Les Grands, Sylvain Prudhomme, Gallimard, 2014
Le visage grimaçant sous l’effet du soleil, de la soif et de l’exaspération des sens, nous partagions cette déliquescence morose où les éléments ne s’accordent plus.
Histoire de l’œil, Georges Bataille, Gallimard, 2020
Dans les années 1990, l’appareil photographique à tout faire créé par l’industrie — polyvalent et automatisé à outrance, faisant croire que tout est toujours possible et partout — comme les supports et procédés chimiques contraignants, ne me faisaient plus rêver.
La distance prise avec la technique automatisée, d’assistance électronique et de célérité, est une manière de s’interroger sur une pratique d’image plus soucieuse d’elle-même. En abordant les enjeux de l’optique, les sténopés induisent une autre pensée de la visée et de la chambre d’images. Cette relation redéfinit les liens opérant entre la vision directe ou différée d’une image et les formats des supports photographiques. Contre un empressement à prendre une image, une telle démarche oblige à prendre son temps, à commencer par celui de voir.
Quand la lumière devient image. Archéologie critique du sténopé, Histoire, théorie, expérience, Denis Bernard, 2016, p. 275
Dans l’Anthologie Planète Les chefs d’œuvres de la Bande dessinée, page 386, L’intrépide aviateur, en vol sur ce qui semble être un Blériot XI, se questionne sur ce qu’il pourrait faire pour être plus populaire :
Au fait!… si je coupais cette petite roue…
Et cette queue inélégante…
Et cette aile superflue…
Et cette autre aile inutile…
Et ce moteur encombrant…
Et cette hélice crispante…
À l’aide d’une hache, il se débarrasse petit à petit de tous ces éléments. À la fin, tenant dans une main l’arbre d’hélice, chutant (on aperçoit en bas de la case le clocher d’une église avec son coq), L’intrépide aviateur pense :
Maintenant je suis content.
À mon tour, comme l’Intrépide aviateur, j’ai eu envie de “dépouiller“ au maximum l’appareil, et expérimenter de nouveaux supports et procédés.
Novembre 2020
1 – Gilbert Simondon, L’invention dans les techniques, Paris, Seuil, 2006.
Plusieurs projets émergent de cette démarche de décomplication de l’appareil photographique et de la recherche d’autres supports d’enregistrement et de tirage :
À partir de 1994
L’exploration du procédé à noircissement direct sur une grande diversité de supports argentiques, et l’expérimentation de supports pigmentaires alternatifs.
À partir de 1995
La conception d’appareils à sténopés multiples, et la fabrication de supports héliographiques au bitume de Judée sur cuivre, verre et polyester avec Denis Bernard.
1996
L’image d’un filament de lampe obtenue à l’aide d’une “Bombe à eau“ pliée dans du papier photosensible. La faible ouverture laisse entrer la lumière.
1997
Le projet Films Persée : À l’aide d’une lentille bi-convexe je concentre les rayons du soleil sur des rouleaux de films 120 et 620 que je brûle.