Photographier son semblable

 

Lorsqu’avec Grégory Delaplace, nous sommes partis dans l’Uvs en 2005, il réalisait alors une thèse en anthropologie sur les “choses invisibles“, les sépultures, les fantômes et la photographie. Il avait vécu les années précédentes de longs mois dans cette région du Nord-Ouest de la Mongolie.

Nous avons élaboré une méthode d’observation participante expérimentale pour étudier, auprès de plusieurs familles de pasteurs nomades dörvöd des montagnes de Xarxiraa, la pratique photographique dans son ensemble : depuis la commande d’une image, passant par l’organisation d’une prise de vue, puis la commande d’exemplaires, le tirage sur papier, la circulation et la distribution des exemplaires, leur subtilisation parfois, le placement dans les cadres, les commentaires, l’exploitation et la retouche d’images pour la réalisation de portraits funéraires, l’étude de la parenté…

Nous nous sommes procuré sur place un ancien reflex russe de marque Zenit et des bobines 35 mm. Nous répondions à toutes les demandes d’images, et donnions les films à développer et les tirages à réaliser aux laboratoires locaux sous franchise japonaise, Konica, Kodak ou Fuji.

L’étude de la photographie de l’autre culturel que j’avais entreprise seul des années plus tôt n’avait pu aboutir à rien. Les images que je produisais m’échappaient toujours. En effet, mon approche, intuitive et empirique, accueillait pêle-mêle tous les phénomènes et objets observables mais ne les rendait ni intelligibles, ni exploitables. Je ne distinguais pas “l’objet“ dans “la matière“1.

J’ai découvert grâce à Grégory la puissance d’une ethnographie organisée et attentive. En sa compagnie tout semblait facile. C’est la même impression que j’ai lorsque j’observe ma mère réussir à faire pousser et resplendir n’importe quelle bouture, ou lorsque je visionne un combat de Tyson. Ce n’est pas compliqué l’horticulture. Je peux allonger n’importe quel gazier d’un crochet. Observer, et collecter des matériaux ethnographiques est simple.

Lorsque nous sommes rentrés, j’avais achevé sans même m’en rendre compte un travail de recherche débuté onze années plus tôt au Vietnam. Notre amitié, et les projets sur lesquels nous avons travaillé ensemble depuis, ont participé à me convaincre de poursuivre, librement et à mon rythme, mes réflexions sur l’image de l’autre culturel.

L’été suivant, en 2006 j’ai accompagné au Burkina Faso la femme avec laquelle je vivais et Sahel, son fils, rendre visite à leur famille.

Équipé d’un appareil à soufflet Zeiss Ikon Nettar 6X9 que l’on venait de m’offrir et de quelques films couleur, j’ai réalisé moins d’une trentaine d’images, essentiellement des portraits de commande que j’ai fait développer et tirer sur place. L’une d’entre elles continue aujourd’hui de me désorienter.

Près de Ouahigouya, au village où nous passons deux jours, le grand-père de Sahel, Amadé Taho, hydrogéologue et député de la région mais qui résidais une partie du temps à Ouagadougou, me commande un portrait de Sahel en compagnie des vieux, tous de leur famille. Ils s’assoient sur une natte. Amadé installe Sahel et m’indique l’endroit d’où réaliser la prise de vue. Il reste à côté de moi.

Je déposerai le film dans un laboratoire de Ouagadougou les jours suivants. Un exemplaire sera remis à son grand-père, un second aux vieux du village. D’autres seront réalisés quelques semaines plus tard à Paris, pour Sahel et sa mère.

Tout comme en Mongolie, je n’ai pas été l’initiateur de cette commande, je n’ai pas non plus participé à l’organisation de la scène, ni choisi le point de vue ; chacun semblait savoir exactement où se placer, et connaître d’avance le déroulement de la prise de vue. Pourtant, les conditions de sa réalisation sont singulières et rarement réunies.

En reproduisant cette photographie dans ces pages sans ce texte pour l’accompagner, les raisons qui ont conduit à sa fabrication risqueraient fort de passer inaperçues.

L’image du marché de Sapa que j’ai réalisée au Vietnam en août 1994 a voyagé un peu comme un miroir nous rapportant une image de nous-même. Celles réalisées avec Grégory dans l’Ouest de la Mongolie y ont trouvé leur place, parmi d’autres sur des autels, et sur le site d’une revue internationale de sciences humaines et sociales. Celle de Sahel et les vieux du village, dès lors qu’elle n’est plus dans les mains de l’un des acteurs présents lors de sa fabrication, risque de produire au mieux des non-sens, plus probablement des faux-sens. Les images ne voyagent impunément.

Photographier son semblable c’est tout de même toujours photographier un autre. Le photographier comme soi-même ou comme on a appris à le voir, c’est rarement le photographier tel qu’il se représente. Le photographier comme il se représente ne garantit pas qu’on le reconnaisse, ni même peut-être que nous continuions à le voir comme un semblable.

Novembre 2020

1 – Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage – Oswald Ducrot, TzvetanTodorov, Paris, Éd. du Seuil, 1979, p.155.